J’ai lu un livre remarquable. Un journaliste noir américain,
TaNehisi Coates, déjà récompensé de nombreux prix pour ses articles, écrit à
son fils de 15 ans, pour lui retracer d’où il est sorti, et comment ses parents
lui ont appris à se poser des questions et à réfléchir, à la place des réponses
toutes faites. Dès la préface d’Alain Mabanckou, on perçoit l’universalité du
problème qu’il ne peut éviter. Car si on constate au fil des pages la
profondeur du problème aux Etats-Unis, on constate aussi que le Rêve américain
est un rêve qui se conjugue à la couleur blanche, même s’il n’est pas partout à
sa hauteur.
Je vous propose quelques extraits qui demandent un instant
de réflexion fort intéressante :
« Eh, négro, on fait quoi maintenant ? ». Je les
jugeais en fonction du pays que j'avais sous les yeux, qui avait conquis ses
terres par le meurtre et les avait cultivées grâce à l'esclavage, ce pays qui
éparpillait ses armées partout dans le monde afin d'étendre sa domination. Le
monde, le monde réel, c'était la civilisation, installée et contrôlée par la
sauvagerie. Comment l'école pouvait-elle glorifier des hommes et des femmes
dont les valeurs étaient piétinées aussi résolument par la société ? Comment
pouvait-elle nous lâcher dans les rues de Baltimore, en connaissance de cause
et nous parler de non-violence ? J'en suis venu à considérer la rue et l'école
comme les deux bras d'un même monstre. L'une profitait du pouvoir officiel de
l'état tandis que l'autre s'appuyait sur son approbation implicite.
Mais c'est la peur et la violence qui constituaient leur
arsenal. Si tu échouais dans la rue, les bandes profitaient de ta chute et
s'emparaient de ton corps. Si tu échouais à l'école, tu en étais renvoyé et tu
finissais par atterrir dans cette même rue, où les bandes s'emparaient, à peine
un peu plus tard, de ton corps. J'ai donc commencé à comprendre la relation qui
unissait ces deux bras.
Ceux qui se retrouvaient en situation d'échec à l'école
offraient à la société toutes les armes pour justifier leur destruction dans la
rue. La société pouvait dire : « Il aurait dû rester à l'école » et
s'en laver les mains.
Que les « intentions » de chaque éducateur
individuel aient été nobles n'a aucune importance. Oublie les intentions. Ce
que n'importe quelle institution - ou n'importe lequel de ses agents - a comme « intention » à
ton égard demeure secondaire. Notre monde est un monde physique. Il faut que tu
apprennes à jouer défensif : ignorer ce que dit la tête et ne pas quitter le
corps des yeux. Très peu d'Américains affirmeraient sans ambages qu'ils veulent
que les Noirs soient abandonnés à la rue. Mais de très nombreux Américains font
tout ce qu'ils peuvent pour préserver l'existence du Rêve. Quand j'étais jeune,
personne n'aurait osé dire franchement que l'école était faite pour sanctifier
l'échec et la destruction. Mais de très nombreux éducateurs parlaient de
« responsabilité individuelle »
dans un pays fabriqué et entretenu dans un climat d'irresponsabilité
criminelle. Le but de ce langage, fait d' « intentions » et de
« responsabilité individuelle » c'est la disculpation à grande
échelle. On convient que des erreurs ont été commises. Que des corps ont été
détruits. Que des gens ont été réduits en esclavage. Mais on pensait bien
faire.
On a fait au mieux. Cette expression, « bonnes
intentions » c'est un badge qui permet de traverser l'histoire sans
encombres, un somnifère garant du Rêve.
Il est devenu essentiel pour moi de remettre constamment en
question les histoires qu'on me racontait à l'école. Ne pas demander
« pourquoi ? » et ne pas continuer à poser la question encore et
encore était une erreur. J'ai posé des questions à mon père, qui très souvent
refusait de me répondre et préférait me renvoyer vers d'autres livres. Ma mère
et mon père m'éloignaient toujours des réponses toutes faites, des réponses au
rabais - même de celles qu'ils croyaient vraies.
Pendant une recherche pour un article dans la ville de
Chicago :
J'avais passé la
semaine à explorer la ville, déambulant parmi les terrains vagues, observant
les gamins désoeuvrés, m'asseyant sur les bancs d'églises en sursis, chancelant
dans la rue devant les peintures murales dédiées aux morts. Et, de temps en
temps, j'entrais dans les humbles foyers des Noirs de cette ville, qui avaient
dix décennies d'existence. Ces gens étaient profonds. Leurs logements étaient
remplis des emblèmes d'une vie digne - certificats de citoyenneté, portraits de
maris et de femmes disparus, plusieurs générations d'enfants vêtus du costume
de leur université. Ils avaient su mériter ces récompenses à force de faire le
ménage dans d'imposantes demeures pendant qu'ils vivaient dans des chambres
sordides de l'Alabama, avant de monter à la ville. Et ils avaient réussi tout
ça contre la ville, qui était censée leur accorder un répit mais s'était avérée
n'être qu'un autre terrain de pillage, un peu plus complexe. Ils avaient cumulé
deux, trois emplois à la fois, mis leurs enfants au lycée et à l'université, et
étaient devenus des piliers de leur communauté. Je les admirais, mais je ne
perdais jamais de vue que je rencontrais là les survivants, tout au plus : ceux
qui avaient enduré le mépris glacial des banques, la fausse sympathie des
agents immobiliers - « je suis désolé, cette maison vient d'être vendue
hier » - les renvoyant vers des quartiers situés dans les ghettos ou
bientôt destinés à devenir des ghettos, le cynisme des prêteurs qui
découvraient cette nouvelle classe captive et tentaient de la dépouiller de
tout ce qu'elle possédait. Dans ces foyers, je parlais aux meilleurs d'entre
eux, mais derrière chacun, je savais que des millions avaient disparu.
Je savais aussi que des enfants étaient nés dans le même
genre de cages à poules dans le Westside dans les mêmes ghettos, tous aussi
planifiés que n'importe quelle subdivision administrative. Ces quartiers sont
le résultat d'un acte de racisme élégant, ce sont des champs de mort autorisés
par les politiques fédérales, où nous sommes, encore une fois, pillés de notre
dignité, de nos familles, de nos richesses et de nos vies. Et il n'y a aucune
différence entre le meurtre de Prince Jones et ceux qui se produisent sur ces
champs de mort : les deux phénomènes puisent leurs racines dans l'inhumanité
supposée des Noirs. Une histoire de pillage, un enchevêtrement de lois et de
traditions, un héritage, un Rêve, voilà ce qui avait tué Prince Jones, aussi
sûrement que ça tuait des Noirs à North Lawndale avec une régularité
effrayante. « Le crime des Noirs envers les Noirs » c'est du jargon,
c'est la violence appliquée au langage, une violence qui fait miraculeusement
disparaître les hommes qui ont conçu les contrats d'habitation, ficelé les
dossiers de finance ment, imaginé les cités, construit les rues et vendu de l'encre
rouge au baril. Et ça ne devrait pas nous surprendre. Le pillage de la vie
noire a été inscrit dans ce pays dès sa petite enfance et renforcé tout au long
de son histoire. Ce pillage est ainsi devenu un trésor familial, une
intelligence, un état de conscience, un réglage par défaut vers lequel, sans
doute pour le restant de nos jours, nous devons invariablement revenir.
Les champs de mort de Chicago, de Baltimore, de Detroit, ont
été créés par la politique des Rêveurs, mais leur poids, la honte qui les
enveloppe, ne reposent que sur ceux qui y meurent.
Il y a là une grande supercherie. Hurler au « crime des
Noirs envers les Noirs » revient à tirer sur un homme puis à lui faire
honte parce qu'il saigne. Quant au principe fondateur qui permet l'existence de
ces champs de mort - la soumission du corps noir -, il n'est pas différent de
celui qui a permis le meurtre de Prince Jones. Le Rêve consistant à agir en
tant que Blanc, à parler blanc, à être blanc, a assassiné Prince Jones aussi
sûrement qu'il assassine des Noirs à Chicago avec une régularité effrayante.
N'accepte pas ce mensonge. Ne bois pas de ce poison. Les mains qui ont tracé
ces lignes rouges autour de la vie de Prince Jones sont les mêmes que celles
qui ont tracé les lignes rouges autour du ghetto.
Il reprend une anecdote pour son fils :
Te souviens-tu du jour où je t'ai emmené au travail pour la
première fois, quand tu avais treize ans ? J'allais voir la mère d'un enfant
noir qui était mort. Le garçon avait eu une altercation avec un homme blanc et
il avait été tué parce qu'il refusait de baisser le son de sa musique. Le
tueur, une fois son chargeur vidé, avait emmené sa copine à l'hôtel. Ils
avaient bu. Ils avaient commandé une pizza. Et le lendemain, de son propre gré,
l'homme s'était rendu, déclarant avoir vu une arme à feu. Il avait affirmé
avoir craint pour sa vie et avoir agi par légitime défense. « J'ai été
victime, puis vainqueur » avait-il déclaré, tout comme des générations de
pillards américains l'avaient déclaré avant lui. Aucune arme n'a jamais été
retrouvée. Le jury a été influencé par ses déclarations; il n'a pas été jugé
coupable du meurtre, seulement d'avoir tiré plusieurs fois alors que les amis
du gamin essayaient de s'enfuir. Détruire le corps d'un Noir était acceptable,
à condition de le faire avec efficacité.
« On sait que les réactions des politiques sont
tributaires des enjeux électoraux et de l’air du temps » dit Alain
Mabanckou, avec juste raison. TaNehisi Coates apporte, après James Baldwin, un
témoignage et une grande contribution pour changer l’ « air du
temps ». Lisez UNE COLERE NOIRE, Lettre à mon fils, c’est admirable.