lundi 2 octobre 2017

Un livre remarquable



J’ai lu un livre remarquable. Un journaliste noir américain, TaNehisi Coates, déjà récompensé de nombreux prix pour ses articles, écrit à son fils de 15 ans, pour lui retracer d’où il est sorti, et comment ses parents lui ont appris à se poser des questions et à réfléchir, à la place des réponses toutes faites. Dès la préface d’Alain Mabanckou, on perçoit l’universalité du problème qu’il ne peut éviter. Car si on constate au fil des pages la profondeur du problème aux Etats-Unis, on constate aussi que le Rêve américain est un rêve qui se conjugue à la couleur blanche, même s’il n’est pas partout à sa hauteur.
Je vous propose quelques extraits qui demandent un instant de réflexion fort intéressante :

« Eh, négro, on fait quoi maintenant ? ». Je les jugeais en fonction du pays que j'avais sous les yeux, qui avait conquis ses terres par le meurtre et les avait cultivées grâce à l'esclavage, ce pays qui éparpillait ses armées partout dans le monde afin d'étendre sa domination. Le monde, le monde réel, c'était la civilisation, installée et contrôlée par la sauvagerie. Comment l'école pouvait-elle glorifier des hommes et des femmes dont les valeurs étaient piétinées aussi résolument par la société ? Comment pouvait-elle nous lâcher dans les rues de Baltimore, en connaissance de cause et nous parler de non-violence ? J'en suis venu à considérer la rue et l'école comme les deux bras d'un même monstre. L'une profitait du pouvoir officiel de l'état tandis que l'autre s'appuyait sur son approbation implicite.
Mais c'est la peur et la violence qui constituaient leur arsenal. Si tu échouais dans la rue, les bandes profitaient de ta chute et s'emparaient de ton corps. Si tu échouais à l'école, tu en étais renvoyé et tu finissais par atterrir dans cette même rue, où les bandes s'emparaient, à peine un peu plus tard, de ton corps. J'ai donc commencé à comprendre la relation qui unissait ces deux bras.
Ceux qui se retrouvaient en situation d'échec à l'école offraient à la société toutes les armes pour justifier leur destruction dans la rue. La société pouvait dire : « Il aurait dû rester à l'école » et s'en laver les mains.
Que les « intentions » de chaque éducateur individuel aient été nobles n'a aucune importance. Oublie les intentions. Ce que n'importe quelle institution - ou n'importe lequel de ses  agents - a comme « intention » à ton égard demeure secondaire. Notre monde est un monde physique. Il faut que tu apprennes à jouer défensif : ignorer ce que dit la tête et ne pas quitter le corps des yeux. Très peu d'Américains affirmeraient sans ambages qu'ils veulent que les Noirs soient abandonnés à la rue. Mais de très nombreux Américains font tout ce qu'ils peuvent pour préserver l'existence du Rêve. Quand j'étais jeune, personne n'aurait osé dire franchement que l'école était faite pour sanctifier l'échec et la destruction. Mais de très nombreux éducateurs parlaient de « responsabilité   individuelle » dans un pays fabriqué et entretenu dans un climat d'irresponsabilité criminelle. Le but de ce langage, fait d' « intentions » et de « responsabilité individuelle » c'est la disculpation à grande échelle. On convient que des erreurs ont été commises. Que des corps ont été détruits. Que des gens ont été réduits en esclavage. Mais on pensait bien faire.
On a fait au mieux. Cette expression, « bonnes intentions » c'est un badge qui permet de traverser l'histoire sans encombres, un somnifère garant du Rêve.
Il est devenu essentiel pour moi de remettre constamment en question les histoires qu'on me racontait à l'école. Ne pas demander « pourquoi ? » et ne pas continuer à poser la question encore et encore était une erreur. J'ai posé des questions à mon père, qui très souvent refusait de me répondre et préférait me renvoyer vers d'autres livres. Ma mère et mon père m'éloignaient toujours des réponses toutes faites, des réponses au rabais - même de celles qu'ils croyaient vraies.

Pendant une recherche pour un article dans la ville de Chicago :

 J'avais passé la semaine à explorer la ville, déambulant parmi les terrains vagues, observant les gamins désoeuvrés, m'asseyant sur les bancs d'églises en sursis, chancelant dans la rue devant les peintures murales dédiées aux morts. Et, de temps en temps, j'entrais dans les humbles foyers des Noirs de cette ville, qui avaient dix décennies d'existence. Ces gens étaient profonds. Leurs logements étaient remplis des emblèmes d'une vie digne - certificats de citoyenneté, portraits de maris et de femmes disparus, plusieurs générations d'enfants vêtus du costume de leur université. Ils avaient su mériter ces récompenses à force de faire le ménage dans d'imposantes demeures pendant qu'ils vivaient dans des chambres sordides de l'Alabama, avant de monter à la ville. Et ils avaient réussi tout ça contre la ville, qui était censée leur accorder un répit mais s'était avérée n'être qu'un autre terrain de pillage, un peu plus complexe. Ils avaient cumulé deux, trois emplois à la fois, mis leurs enfants au lycée et à l'université, et étaient devenus des piliers de leur communauté. Je les admirais, mais je ne perdais jamais de vue que je rencontrais là les survivants, tout au plus : ceux qui avaient enduré le mépris glacial des banques, la fausse sympathie des agents immobiliers - « je suis désolé, cette maison vient d'être vendue hier » - les renvoyant vers des quartiers situés dans les ghettos ou bientôt destinés à devenir des ghettos, le cynisme des prêteurs qui découvraient cette nouvelle classe captive et tentaient de la dépouiller de tout ce qu'elle possédait. Dans ces foyers, je parlais aux meilleurs d'entre eux, mais derrière chacun, je savais que des millions avaient disparu.
Je savais aussi que des enfants étaient nés dans le même genre de cages à poules dans le Westside dans les mêmes ghettos, tous aussi planifiés que n'importe quelle subdivision administrative. Ces quartiers sont le résultat d'un acte de racisme élégant, ce sont des champs de mort autorisés par les politiques fédérales, où nous sommes, encore une fois, pillés de notre dignité, de nos familles, de nos richesses et de nos vies. Et il n'y a aucune différence entre le meurtre de Prince Jones et ceux qui se produisent sur ces champs de mort : les deux phénomènes puisent leurs racines dans l'inhumanité supposée des Noirs. Une histoire de pillage, un enchevêtrement de lois et de traditions, un héritage, un Rêve, voilà ce qui avait tué Prince Jones, aussi sûrement que ça tuait des Noirs à North Lawndale avec une régularité effrayante. « Le crime des Noirs envers les Noirs » c'est du jargon, c'est la violence appliquée au langage, une violence qui fait miraculeusement disparaître les hommes qui ont conçu les contrats d'habitation, ficelé les dossiers de finance ment, imaginé les cités, construit les rues et vendu de l'encre rouge au baril. Et ça ne devrait pas nous surprendre. Le pillage de la vie noire a été inscrit dans ce pays dès sa petite enfance et renforcé tout au long de son histoire. Ce pillage est ainsi devenu un trésor familial, une intelligence, un état de conscience, un réglage par défaut vers lequel, sans doute pour le restant de nos jours, nous devons invariablement revenir.
Les champs de mort de Chicago, de Baltimore, de Detroit, ont été créés par la politique des Rêveurs, mais leur poids, la honte qui les enveloppe, ne reposent que sur ceux qui y meurent.
Il y a là une grande supercherie. Hurler au « crime des Noirs envers les Noirs » revient à tirer sur un homme puis à lui faire honte parce qu'il saigne. Quant au principe fondateur qui permet l'existence de ces champs de mort - la soumission du corps noir -, il n'est pas différent de celui qui a permis le meurtre de Prince Jones. Le Rêve consistant à agir en tant que Blanc, à parler blanc, à être blanc, a assassiné Prince Jones aussi sûrement qu'il assassine des Noirs à Chicago avec une régularité effrayante. N'accepte pas ce mensonge. Ne bois pas de ce poison. Les mains qui ont tracé ces lignes rouges autour de la vie de Prince Jones sont les mêmes que celles qui ont tracé les lignes rouges autour du ghetto.

Il reprend une anecdote pour son fils :

Te souviens-tu du jour où je t'ai emmené au travail pour la première fois, quand tu avais treize ans ? J'allais voir la mère d'un enfant noir qui était mort. Le garçon avait eu une altercation avec un homme blanc et il avait été tué parce qu'il refusait de baisser le son de sa musique. Le tueur, une fois son chargeur vidé, avait emmené sa copine à l'hôtel. Ils avaient bu. Ils avaient commandé une pizza. Et le lendemain, de son propre gré, l'homme s'était rendu, déclarant avoir vu une arme à feu. Il avait affirmé avoir craint pour sa vie et avoir agi par légitime défense. « J'ai été victime, puis vainqueur » avait-il déclaré, tout comme des générations de pillards américains l'avaient déclaré avant lui. Aucune arme n'a jamais été retrouvée. Le jury a été influencé par ses déclarations; il n'a pas été jugé coupable du meurtre, seulement d'avoir tiré plusieurs fois alors que les amis du gamin essayaient de s'enfuir. Détruire le corps d'un Noir était acceptable, à condition de le faire avec efficacité.

« On sait que les réactions des politiques sont tributaires des enjeux électoraux et de l’air du temps » dit Alain Mabanckou, avec juste raison. TaNehisi Coates apporte, après James Baldwin, un témoignage et une grande contribution pour changer l’ « air du temps ». Lisez UNE COLERE NOIRE, Lettre à mon fils, c’est admirable.