Le 12 avril 1967, dans le Canard Enchaîné, paraissait une
chronique de Morvan Lebesque que j’ai découpée et conservée … jusqu’à
aujourd’hui. Il y a 50 ans !... « Les ouvriers? Ah, ils ne sont pas
intéressants, allez ! ». Il y a 50 ans, avec la fougue de la jeunesse, je
n’aurais jamais imaginé que rien n’aurait changé en … 2017.
Voici la coupure in extenso :
C'était vendredi
soir, sur la seconde chaîne au cours d'un de ces débats à fleur des choses que
1'ORTF appelle de l'information. On parlotait sur la délinquance juvénile.
Il y avait là Auguste Le Breton, un jeune prêtre de banlieue et un policier. Le
policier évoquait les parents de blousons noirs. « Presque tous des ouvriers » dit-il, et son propre ton
le choqua sans doute car il se reprit : « naturellement, il y a parmi
eux des gens bien. Mais d'autres il faut l'avouer, (un silence), qui ne sont
guère intéressants ». O phrase immortelle !
Le petit curé sursauta et avec lui, j'imagine, pas mal de spectateurs. En
éclair, nous venions de revivre mille souvenirs de jeunesse. « Les ouvriers? Ah, ils ne sont pas
intéressants, allez ! » Disait la bonne dame. Disait le bon patron.
Disait le bon curé qui avait, une fois par semaine, couvert mis chez
l’industriel local. Et dit aujourd’hui, par la bouche d’un de ses serviteurs,
la vieille droite qui nous gouverne.
Cette petite phrase
révélatrice, il faut, pour bien la comprendre, avoir été prolétaire, ne fut-ce
qu'un temps. On apprend là une vérité pour toute la vie : la morale c'est
la condition qu'on vous fait. Les ouvriers sont comme tout le monde, ni
meilleurs ni pires. Les ouvriers sont vous et moi, avec leur bien et leur mal.
Mais leur condition est de produire sans en tirer juste profit, c'est- dire
d'être exploités, c'est-à-dire d'être opposants. Alors, on se défend d'eux avec
des moralismes. Classe inférieure égale
moeurs inférieures. A l'extrême, devant le bidonville : « Ah, ces
gens-là ne sont guère intéressants, allez ! Vous pourriez vivre, vous, dans
cette crasse ? »
On rougit de rappeler
de tels lieux communs en 1967. Mais sommes-nous en 1967 ? Le policier de la
Télé nous renvoie à notre temps véritable, la Belle Epoque. Il connaît les HLM,
ce brave homme, et sa belle conscience de flic en est scandalisée. Quoi! Tant
de gosses à l'abandon, tant de parents « oublieux de leurs devoirs »!
Notez d'abord que les bourgeois ont aussi leurs voyous, mais que personne ne
songe à dire du banquier ou du colonel : « Ces gens-là ne sont pas intéressants ».
Quand un blouson noir commet un délit,
on incrimine ses parents; quand c'est un blouson doré, on les plaint. Mais
notre policier écarte cette réflexion subversive. « Pas intéressants
allez! », grommelle-t-il devant le logis mal tenu, le môme qui
traînaille au crépuscule, l'adolescent fou de violence, le père qui roupille et
laisse faire. « Pas intéressants, pas intéressants », et
naturellement il ne sait pas que le trois-pièces en désordre est celui d'un
couple de paysans transplantés avec leur marmaille, traumatisés par la ville,
leur salaire déjà dévoré par les loyer et les mirobolantes ventes à crédit ; il
ne sait pas que ces adolescents désoeuvrés, fruits de la propagande lapiniste,
sont tout simplement des chômeurs, entre l’école terminée et le travail qui ne
vient pas; il ne sait pas que dans ce pays de
culture « élitaire »,
cette jeunesse est livrée à tous les avilissements de l'esprit à tous
les sous-produits des mécaniques du rêve; il ne sait pas que si le père
roupille, il a pour cela une bonne raison : les horaires de l'usine,
commandés par la Machine, qui dé rythment son existence, lui font du jour la
nuit, et lui interdisent une vie de famille normale. Et enfin, il ne sait pas
que pour ces jeunes, la rébellion est une réponse logique â l’Ordre. A seize
ans devant la perspective de devenir à son tour papa-maman exploités, esclaves
d'un boulot abrutissant, et mis en boites HLM, le crâne bourré de romance et de
paternalisme et pour finir « pas intéressants », ah ! toute révolte
n'est que trop juste. Et il n'y en a jamais que deux, l'aveugle et la
lucide : on se fait gangster ou communard.
Il ne sait pas, le bon flic ? Non : il n'a pas à savoir. Oh,
je ne le tiens nullement pour un sot ou pour une brute. Mais même quand il
s'attache comme il dit : à « prévenir le mal », en vérité il
réprime. C'est son rôle, sévir, imposer la loi. Il est la force et tôt ou tard,
avec les meilleures intentions du monde, il lui faut bien l’employer. Alors,
s’il voyait les pauvres comme ils sont, c’est-à-dire simplement des pauvres,
comment pourrait-il exercer son métier ? Imagine-t-on un flic se tournant vers
l'Ordre et lui disant « C'est votre faute si ces gens-là sont ainsi ?
C’est à vous que je demande des comptes ? ».
Ce ne serait plus l’Ordre et ce ne serait plus un flic. Mais
le voyez vous, d’autre part cogner sur des pauvres qui ne sont que des pauvres.
Non : il faut que ces pauvres soient aussi autre chose : il faut qu’ils
aient des vices, qu'ils soient paresseux, négligents, d'une morales douteuse :
i1 faut en brefs qu'ils ne soient pas intéressants pour que la répression soit
justifiée. Pas intéressants, donc ne nous intéressons pas à eux, détournons la
tête et regardons les choses vraiment intéressantes le lancement du Redoutable,
par exemple, ou quelque autre grandiose futilité, tandis que les pauvres
restent pauvres, les jeunes désespérés et les infirmes condamnés à mendier, le
dimanche dans la rue.
« C’est la faute aux parents », « la faute au
cinéma », et d’ailleurs les pauvres sont-ils aussi pauvres qu’on le
dit ? Bien sûr que non : ils ont des télés et même des 2CV, M.
Jeanneney nous l'a rappelé triomphalement l’autre soir, M Jeanneney qui a on le
sait, « toute la confiance du Général ». Lamentable technocrate glacé
qui ne sait même pas que la pauvreté est aujourd'hui une pauvreté à gadgets,
mais qu’elle demeure l’injuste pauvreté de condition et d’âme, irréductible à
des objets ! En vérité, ce qui n'est pas intéressant, mais alors pas du
tout ! , c'est cette absence de dimension de l’esprit et du cœur :
c'est un système assez rétrograde pour nous parler morale, comme en 1900, quand
il s'agit seulement de la condition humaine.