Donner un avis pur français
sur la situation actuelle me parait bien étroit pour pouvoir raisonner sur des problèmes largement
mondiaux. Je vais citer trois articles de différents pays qui donneront une
autre dimension tout en étant totalement rattachés à nos problèmes.
Le premier, en Inde comme nombre d’autres grands intellectuels
indiens, Shiv Visvanathan compare l’action du BJP au pouvoir aux fléaux nazi et
stalinien. Toute ressemblance avec un parti français très prisé selon les
sondages est absolument normale, les nationalismes sont toujours
« fascisants ».
« Un projet
idiot et dangereux »
Le BJP au pouvoir est un parti innovant et proactif. Du
moins quand il s’agit de mettre en œuvre ses idées. La Bosnie et le Rwanda nous ont donné le nettoyage ethnique ; le
parti indien au pouvoir, lui, a inventé un grand projet de nettoyage culturel.
Pour ces nettoyeurs en chef, la politique à suivre va de
soi. Ils partent du principe qu’il existe un consensus autour de l’idée que la
culture doit être nettoyée. Qu’il s’agisse de culture, d’environnement,
d’urbanisme ou de sexualité, le BJP entend tout marquer de son empreinte.
Son but est d’effacer tout ce qu’il y a d’étranger, de détruire l’histoire qu’il considère comme
fausse ou trompeuse. Nationaliste jusqu’à l’obsession, le BJP souhaite
faire courber l’échine à tout ce qu’il juge allogène. Le nettoyage culturel
équivaut à envisager l’exercice du pouvoir comme un grand nettoyage de
printemps consistant à faire changer ce que la doxa officielle considère comme
étranger, comme allogène, comme impur. A une violence et à une intolérance
dignes des Chemises brunes, ce projet ajoute le zèle du commissaire culturel et
l’ardeur du boy-scout.
Lorsque le BJP est arrivé au pouvoir [en mai 2014], ce
programme de purge est d’abord apparu comme une rumeur, au travers des mises en
garde de Sakshi Maharaj [un influent leader religieux et politique, membre du
BJP].
On a préféré penser qu’elle était l’expression des franges
marginales du parti, que ces menaces n’étaient qu’agitation. Aujourd’hui, on
prend conscience qu’il s’agit au contraire d’un projet systématique, d’une
authentique fumigation de la culture et de la politique, deux champs que le
parti au pouvoir considère comme ses écuries d’Augias.
Cela est particulièrement tangible dans les propos de Mahesh
Sharma, le ministre de la Culture. Comme
Goebbels, qui déclarait “quand j’entends le mot ‘culture’,
je sors mon revolver”, notre ministre, lui, cherche un balai, voire un vaccin
pour immuniser l’Inde contre les influences étrangères. Les intentions du
gouvernement sont claires comme de l’eau de roche, a-t-il assuré
récemment : il s’agit d’“expurger l’ensemble du discours public de toute
trace d’occidentalisation et de restaurer la culture et la civilisation indiennes
partout où elles doivent l’être”. Sa
lettre d’intentions couvrait l’histoire, l’éducation, en somme tous les
domaines et toutes les institutions.
Derrière ce jargon policé se cachent trois affirmations.
Premièrement qu’une culture n’est pas authentique si elle
porte en elle des germes étrangers ou allogènes.
Deuxièmement que la culture peut être immunisée contre ces
germes grâce à des actes de purification. Troisièmement, que la culture est
avant tout officielle et donc qu’elle peut être officiellement décontaminée.
Mais comment distinguer ce qui est indien de ce qui ne l’est
pas ? L’idée même de l’hindouisme n’a rien d’indien : ce sont les
Britanniques qui ont créé ce concept unitaire. Des milliers de nos jeunes veulent
apprendre l’anglais. Va-t-on le leur interdire au prétexte que c’est une langue
étrangère ? L’élite du BJP pourrait peut-être commencer par envoyer ses
enfants dans les écoles où sont enseignées les langues régionales.
Un tel projet d’hygiène culturelle n’a aucun sens. Rejeter
et censurer des idées ne marchera jamais, car les idées ont un sens de
l’hospitalité que les idéologues ne peuvent comprendre. Ce projet est idiot et
ses effets sont dangereux. Il est l’expression naïve d’un complexe d’infériorité
dissimulé derrière un projet officiel. Il révèle la bêtise d’un Etat qui, dans
son besoin de standardisation et d’uniformisation, détruit une diversité
pourtant constitutive de l’Inde. Et cette conception stalinienne ou fasciste a
pour unique visée de réécrire notre histoire. Nous avons absorbé les idées de
Francis Bacon, de James Mill et de John Locke, les œuvres de Shakespeare et la
Magna Carta ; détruire un tel héritage ne sera pas facile et le BJP risque
de s’y briser les dents.
La culture n’est pas un monument qu’on peut démolir. Paradoxalement,
cette volonté du BJP d’exorciser notre pays en chassant les démons occidentaux
est sans doute le plus grand hommage rendu à l’influence de l’Occident en Inde.
Comme un ultime pied de nez du colonialisme.
Le projet de Sharma est le symptôme d’une culture en déclin,
malade et inféconde. Le reflet du rapport pathologique que le pays entretient
avec lui-même. Or le savoir, la culture et la démocratie sont par essence
pluriels. Toute dictature finit par le comprendre. Mais en attendant, le prix
d’un tel aveuglement peut être très élevé. La destruction programmée par le BJP
de la culture anglaise ou étrangère est sans doute un acte de vandalisme encore
plus terrible que la destruction des grands bouddhas en Afghanistan
[en mars 2001, par les talibans]. Le mot “ culture” est
une bombe entre les mains du BJP. Et ce nettoyage culturel peut s’avérer tout
aussi dangereux pour notre peuple et notre démocratie qu’un nettoyage ethnique.
—Shiv
Visvanathan—The Economic Times(extraits) New Delhi- Publié le 20 septembre
A bientôt.