Ce 27 mars 2021.
On ne peut pas être de Lyon
et ne pas aimer la bonne chère, accompagnée d’une convivialité de groupe. Le
cinéaste Bertrand Tavernier, qui y était né le 25 avril 1941, faisant
honneur à cette nourriture comme il a vécu la vie et les films. Fidèle à sa
ville, où il tourna son premier long métrage l’Horloger de
Saint-Paul (1974), aux origines, à la culture héritée des anciens, aux
amis, il était peut-être arrivé à satiété, comme on se plaîrait à le croire. Il
est mort jeudi 25 mars à l’âge de 79 ans, a annoncé l’Institut Lumière à
Lyon, dont il était le président.
Peu enclin à la tiédeur,
Bertrand Tavernier fit entendre sa voix quand il s’est agi de dénoncer la
torture pendant la guerre d’Algérie, de défendre la légalisation des
sans-papiers, de combattre le Front national et le mauvais sort réservé aux
banlieues. Militant pour l’exception culturelle française, la lutte pour le
respect du droit des auteurs, fou de littérature, de jazz, de blues et de
cinéma, Bertrand Tavernier choisira donc ce dernier et sera toute sa vie
viscéralement de gauche.
Le septième art l’occupe
très jeune. Etudiant à Paris, au lycée Henri IV puis à la Sorbonne, il
fréquente la cinémathèque au sein de laquelle il fonde, avec le futur
programmateur et conservateur Bernard Martinand et le poète Yves Martin, le
ciné-club Nickelodéon. Lieu où les trois amis entendent réhabiliter le
cinéma américain des années 1940 et 1950 qui ne passait plus dans les salles.
En 1974, premier
film : L’Horloger de Saint-Paul. Pour coécrire à ses côtés le
scénario de son premier film, adaptation du roman de Georges
Simenon, L’Horloger d’Everton, il fait appel à Jean Aurenche et
Pierre Bost. Le roman situe l’intrigue aux Etats-Unis, le film la transporte à
Lyon, ville à la réputation bourgeoise et fermée de laquelle Tavernier souhaite
rendre une autre image, tout aussi vraie. Celle des bouchons où l’on célèbre le
pied de cochon, la charcuterie et le beaujolais, celle
des « appartements aux plafonds très hauts, des cours où l’on entend
des enfants faire des gammes ». Cette atmosphère, en somme, si chère à
Simenon comme elle le fut à Claude Chabrol, lui-même bon mangeur et grand
admirateur de l’écrivain.
Bertrand Tavernier est un
terrien pétri de culture qui observe, saisit ce qui l’entoure, écoute les
préoccupations de ses contemporains et revisite le passé pour appréhender le
présent. Un artisan qui aime le travail bien fait au point de se voir parfois
reprocher son académisme. Il en fait la matière de ses films, à mesure que
surgissent ses indignations.
Ainsi « Des enfants
gâtés » (1977), où un réalisateur (Michel Piccoli) rejoint les
voisins de son immeuble dans leur lutte contre les méthodes abusives du
propriétaire, ou « Ça commence aujourd’hui » (1999),
plongée dans la misère sociale à travers le quotidien d’un directeur d’école
maternelle, dans le nord de la France.
Il s’émeut aussi, de façon
saisissante et prémonitoire, des dérives du voyeurisme qu’encourage la
télévision dans « La Mort en direct » (1980) avec Romy
Schneider. Et n’en finit pas d’interroger la violence, sujet qui le
fascine et fournit ses films les plus sombres. Parmi eux : « L.627 » sorti
en 1992, chronique très documentée sur une petite brigade de policiers
spécialisée dans la lutte contre la drogue que le manque de moyens matériels
conduit au délabrement moral et social. Et « L’Appât » (1995),
portrait de trois jeunes gens piégés par le goût du paraître, prisonniers de
l’illusion de l’argent facile, et que leur inculture et un manque de repères
conduisent à commettre deux crimes sordides.
Bertrand Tavernier pratique
le cinéma avec plus ou moins de réussite d’un genre à l’autre. Polars et films
en costume (Que la fête commence, 1975 ; Le Juge et l’Assassin,
1976 ; La Vie et rien d’autre, 1989 ; Capitaine Conan,
1996 ; Laissez-passer, 2002 ; La Princesse de Montpensier,
2010) nourrissent largement son œuvre.
Mais pas seulement.
Avec Coup de torchon (1981), fable tragique sur une humanité
pataugeant dans tous les vices, le cinéaste s’autorise une violente satire du
colonialisme et du racisme. Avec Autour de minuit (1986), il
signe son film musical et son hommage au jazz, et s’accorde avec La
Passion Béatrice (1987) une fresque médiévale. Il fait enfin,
en 2009, sa première et unique expérience américaine, et signe un polar
métaphysique en adaptant le roman de James Lee Burke « Dans la brume
électrique » avec Tommy Lee Jones en vedette.
Le documentaire approfondit
sa pensée, prolonge ses engagements, dénonce autant qu’il éclaire ce qui le
fâche. Le format apporte un cadre idéal à ses protestations. Il l’adopte pour
revenir sur la guerre d’Algérie et signe avec Patrick Rotman « La
Guerre sans nom », où ceux qui se sont toujours tus témoignent. Il
l’utilise, en 2001 pour affirmer son soutien à ceux qu’on appelle
les « double peine » (parce que condamnés à la prison avant
d’être expulsés vers leur pays) : Histoires de vies
brisées, coréalisé avec son fils Nils Tavernier.
Père aussi d’une fille, la
romancière Tiffany Tavernier, le cinéaste est toujours demeuré discret sur sa
vie privée. Ce grand bavard timide qui détestait se regarder, s’analyser et
parler de lui-même, préférait diriger son attention – et celle des autres –
vers ces humains que la souffrance n’avait pas épargnés, ces inconnus dont les
secrets, en ne cessant jamais de l’intriguer, ont abreuvé ses films.
On n’oubliera pas le
cinéaste et l’homme.