Nous vivons une bien curieuse époque.
Il n’y a plus de saisons, les héros contemporains se nomment Jérôme Kerviel ou Luis Suarez, et le FN se voit définitivement banalisé. Oui, banalisé comme une vieille tante qui ferait son coming-back familial après avoir ravalé ses aigreurs, rasé ses épis sous le menton et teinté son chignon comme une tricoteuse virée branchée et coquette.
Le FN, devenu premier parti français, n’a pas provoqué comme en 2012 suffocations, crises d’asthme et actes de contrition. Pas même une démission… Il fait depuis longtemps partie du paysage, comme l’allusion raciste meuble les conversations vides de sens. On a tout dit tout fait sur le FN : on l’a décortiqué, soupesé, diabolisé, marginalisé. Depuis le sociologue en descendant jusqu’au présentateur de JT. Et pourtant, contre la plus évidente des logiques, le FN est parvenu à imposer sa propagande grotesque qui veut laisser penser qu’il est un parti non-corrompu et serviteur des intérêts du peuple. A-t-on jamais vu pareille escroquerie ?
Un détail symbolique de l’actualité aurait du nous alerter en 1989 : la jetset de la rhétorique télévisée se trouvait alors systématiquement débordée par la faconde de Jean-Marie Le Pen, et n’avait dû qu’au truand Bernard Tapie de pouvoir lui tenir la dragée haute. Nous avions déjà atteint le point d’orgue du non-sens attribué par les mass-médias au fait politique.
Et donc, pour y revenir, votre grand-tante épuisait les anniversaires où vous l’invitiez encore, malgré l’opprobre dont elle était majoritairement couverte : acariâtre, eau de Cologne aux effluves épouvantables, jet de verre à la figure de ses contradicteurs, voix de crécelle et interventions coupantes dans la conversation, excessivité passionnelle exclusivement nourrie de détestations… et fuites assumées sans mesures absorbantes.
Les jumeaux Jérémy et Matthieu envisagèrent même un jour de l’empoisonner en introduisant de la mort au rat dans les capsules de cellulose de son pilulier ; Tatie Danielle, comme l’appelaient les garnements, échappa à l’intoxication grâce à Didier, qui fumait 10 grammes aux toilettes de l’étage, et perçut les conciliabules du forfait au travers des volutes de cannabis fuyant vers le fenestron ouvert. Notre tante passait alors une majeure partie de ses loisirs à intenter d’interminables procès à son voisinage, pour une tonte de pelouse à l’heure de la sieste, pour un trottoir non déneigé l’hiver, ou pour une branche d’arbre trop longue. Son grand exercice à elle. Du coup, Jim, son avocat, lui garantissait, via la constance d’un chiffre d’affaire détourné à sa descendance, la fidélité et l’amitié qu’elle avait toute sa vie refusées à quiconque s’aventurait à explorer les cernes mauvais que cachait sa peu-amène écorce.
Une nuit comme une autre, où Tatie Danielle avait jeté trente bassines d’eau bouillante sur des chats amoureux, pesté contre l’arthrose, les impôts locaux, et voué aux gémonies ce Conseil Municipal qui nourrissait dans le cadre d’un jumelage des relations culturelles transsahariennes, sa femme de ménage la retrouva gisante entre prie-Dieu et bonnetière, serrant contre elle un poing qui contenait tous les reproches de la terre. Attaque cérébrale, diagnostiqua sans mal l’urgentiste, un caillot vite dissous dans une perfusion d’aspirine qui lui redonna en moins de deux jours vivacité et méchanceté.
Malgré cette stupéfiante convalescence, cet évènement ne resta pas sans conséquence. Notre tante prit conscience de l’insignifiante compassion dont elle fut l’objet à l’occasion de cet accident. Elle décida donc, au travers d’une métamorphose dont seuls les malfaisants sont capables, de changer d’attitude à l’égard de ses prochains.
Les transformations lentes autour d’elle ne lui avaient d’ailleurs pas échappé. Serge, son neveu n’avait plus rien à voir avec le jeune homme libre-penseur et idéaliste qui occupait la salle du conseil de la faculté de Lettres de Nanterre le 22 mars 1968. Ventru et cardiaque, il avait pris les rennes d’une société de volets roulants que lui avait léguée son père, en déléguant autant qu’il pouvait ses pouvoirs à un jeune étalon sorti de Sup de Co et leader d’un think tank centriste. Amin s’était détaché de sa maison de quartier et encarté dans un club Jeunes Populaires, rassemblement local d’émules républicains. Même la magnifique Paula avait mis un terme à ses frasques, s’entichant d’un vieux satyre ayant pognon sur rue, comme elle se plaisait à le souligner auprès de ses amis, qui se plaignaient qu’elle eût si brutalement bifurqué.
Tout ce monde fréquentait les grandes surfaces le samedi, vivait à crédit, allumait durablement des téléviseurs à écrans plats et aspirait à bronzer dans sa piscine l’été, la Rolex des classes moyennes.
Tatie Danielle prit la mesure de la métamorphose qui lui fallait accomplir sur elle-même pour espérer régner sur ses prochains. Elle rangea dans un placard sourd tous les attributs qui lui donnaient l’apparence vitreuse d’un sac de naphtaline habillé d’un scapulaire de bénédictine, et, avec l’entremise de Jim, se choisit une garde-robe neuve et bariolée, qui pétait mille feux sous le rouge à lèvres assorti qu’elle ne manqua désormais plus de peindre sur une bouche refondue par trois mois de chirurgie dentaire. Epilation, manucure, gommage des taches pigmentaires. Et coaching : sourires automatiques découvrant des séracs de bienséance, coups d’œil entendus décochés avec la précision d’un laser. Tatie Danielle était devenue une Danielle qu’elle n’avait jamais été.
Sans jamais s’être repentie de ses mauvais penchants, elle œuvrait maintenant à la séduction : abondement aux études des petits neveux, compassion gratuite, à propos pour emprunter le sens de ses interlocuteurs, flatteries habiles. Cela suffit pour que l’Inopportune se fasse une cour de cette population familiale, certes rassise, mais pourtant rancunière comme une sciatique.
Elle fut de nouveau invitée aux anniversaires et autres communions. Sa participation à l’émission de téléréalité Teaparty fut accueillie comme une consécration. Mieux encore : elle fut consultée sur des sujets aussi déterminants que le choix d’un papier peint, l’accommodement d’un plat, ou encore les modalités de déracinement d’un hêtre. L’avocat Jim fût même mis à la disposition expresse pour quelques interventions, dont la dernière permit à Jérémy d’écourter un interrogatoire judiciaire après qu’il fût soupçonné de participer à des bagarres (que Danielle eût le courage de qualifier de ratonnade, appelons les choses par leur nom). Courtisée par ceux qui naguère se détournaient de ses mauvaises grâces, elle débarquait aujourd’hui bruyamment en agitant des bras de star adulée. Jacasseries et débordements bien tolérés puisqu’elle incarnait une Castafiore chantant les louanges de la famille, du travail et de la patrie, valeurs brandies en tant que slogans branchés, donc peu offertes à la contestation immédiate, vociférations multiples pour proclamation d’un bon goût contemporain unique et autocentré sur sa personne.
Forte de ce charisme d’animatrice de supermarché, Danielle se saisit des rênes de la présidence de sa copropriété, puis fut tentée de militer pour « La France aux Français » ; c’est assez naturellement qu’elle devint porte-parole du parti, à l’échelle de l’arrondissement ouest de sa commune. De 25 ans son ainée, elle adulait Sarah Palin et affinait ses manières en scannant le jeu de l’américaine, qu’elle mettait en pratique dans l’animation de réunions hebdomadaires Tupperware et Linsvosges. Son dynamisme de septuagénaire tricolore fut remarqué par l’épouse d’un élu Front National, ce qui permit à l’emblématique Danielle d’intégrer un sillon du parti en devenant une mascotte régionale. Le FN cherchait à se guérir des coliques du « Vieux » et dissimulait sa garde de skinheads en épinglant au devant de ses meetings des bobines plus traditionalistes : une Mamie Confiture plutôt que le kop de Boulogne !
Et ma foi, oui, si ce n’était l’âge, Danielle, vieille garniture rafraichie au rouleau, semblerait aujourd’hui encore tournée vers un avenir prometteur : il y a assurément un courant porteur pour le simplisme. Il n’a pas d’âge, pas de race, il est intergénérationnel, universel. Les élites politiques semblent aujourd’hui jalouses des ses bénéfices, se sondant pour savoir s’il faut aller plus loin encore dans sa voie.
Un conte actuel de E.H.
Merci pour la contribution qu'elle devienne régulière...